Encore deux "films vraiment bizarres", pour bien commencer l'année:
Les Fruits du Paradis (
Ovoce stromů rajských jíme - litt. "Nous mangeons le fruit de l'arbre du paradis") de Věra Chytilová (Tchécoslovaquie & Belgique, 1969)
Eva et Josef sont en villégiature dans une luxueuse pension d'une ville d'eaux champêtre. Eva découvre cette petite communauté de curistes se retrouvant chaque année, dans une atmosphère de flirts et de mondanités décontractées. Parmi les curistes, Robert, l'étrange vélocipédiste à la veste rouge, courtise les dames et semble dissimuler quelqu'horrible secret. Eva se heurtera à l'incrédulité, l'aveuglement et l'insensibilité de Josef, risquera sa vie, et apprendra l'amère vérité...
Un film sur la vérité et le mensonge, la dissimulation, l'incompréhension, l'incrédulité et l'innocence perdue, mettant allégoriquement en scène le mythe d'Adam, d'Eve, et du Serpent...
Ce film est surréaliste au sens fort du terme, par son esthétique "avant-gardiste", imagée, étrange et parfois incongrue, mais toujours très picturale, comme par ses thématiques (vérité et désir, exploration de la psyché, poétique du quotidien entre le merveilleux et la peur). Mais c'est aussi un film criminel à la Hitchcock, emmenant ses protagonistes dans un maelstrom défaisant la trame rassurante du réel dans son innocente quotidienneté (j'ai d'ailleurs hésité à inclure Vertigo (1957) dans cette liste de "Films Vraiment Bizarres"). Apprendre la vérité, c'est perdre le paradis.
Un film initiatique, histoire d'une chûte (métaphysique), qui déroule sa temporalité entre insouciance épicurienne et tension dramatique.
inspi éventuelle: élements d'ambiance pour une enquête dans un environnement feutré, teintée de fantastique? Un exemple d'usage du mythe dans la construction d'un scénario de genre contemporain.
Notice sur la réalisatrice:
La cinéaste tchèque Věra Chytilová (1929-2014) est plus connue à l'étranger pour Les petites marguerites (Sedmikrásky, 1966), film déjanté parfois qualifié de "dadaïste", tant parce qu'il se moque sur un mode provocateur de la futilité des valeurs conventionnelles de la société, d'une manière très tchèque: "c'est important? -ça n'a pas d'importance!" (-vadí? -nevadí!), que pour son montage très vertovien.
Elle a réalisé une petite quinzaine de longs-métrages et de nombreux courts-métrages dans des genres très variés ; on mentionnera à titre d'exemple: Vlčí bouda (1985), un film d'horreur fantastique pour la jeunesse, éducatif en ce qu'il est un huis-clos montrant les techniques de manipulation de personnes détenant l'autorité pour parvenir à leurs fins criminelles en discréditant ceux qui s'approchent de la vérité, ainsi que les comportements grégaires ou de jalousie du groupe d'adolescents, que les adversaires montent les uns contre les autres, jusqu'à l'incitation au meurtre ; Kopytem sem, kopytem tam (Un coup par-ci, un coup par là, 1989), film d'abord comique puis tragique sur le libertinage et le sida ; Héritage ou Gut'n-tag-allezvousfairef***** (Dědictví aneb Kurvahošigutntag, 1992) comédie hilarante au sujet d'un nouveau riche très "rural" et ses déboires avec une prostituée dont il est amoureux.
Generation P (
Generation «П») de Victor Ginzburg (2011)
D'après le roman culte éponyme de Victor Pelevine (Виктор Пелевин,
Generation «П», 1999, publié en français son le titre: "
Homo Zapiens"), avec lequel il prend beaucoup de libertés.
Un film psychédélique

et mythologique avec un zeste de cyberpunk, sur les relations publiques, la société de consommation et la nature du pouvoir réel dans les démocraties médiatiques high-tech contemporaines. Ou quand, entre
Las Vegas Parano (
Fear and Loathing in Las Vegas) et
Matrix, Timothy Leary rencontre Edward Bernays...
Le héros du film s'appelle Babylen Tatarski - son prénom est "composé du premier mot de Baby Iar, le célèbre poème d’Evgueni Evtouchenko, et de la première syllabe de Lénine"; il racontait à ses camarades de classe "que son père, passionné par la mystique orientale, l’avait nommé ainsi en référence à l’antique Babylone, et que ce prénom lui permettrait d’en hériter la doctrine secrète".
Diplômé de l'Institut de littérature Maxime-Gorki en langues et littératures d'URSS et poète à ses heures, la fin de l'URSS l'a laissé sans perspective d'emploi ; pour survivre, il se fait vendeur de cigarettes, employé par un parrain de la mafia Tchetchène. Un jour, un vieux copain bien habillé le reconnait et le convaint de devenir scénariste pour une agence de publicité.
La génération "P", comme Pepsi, dont Tartarski est un représentant, éduquée en URSS et rêvant des merveilles de l'Occident, se trouve plongée dans le grand bazar des années Eltsine et de la débrouille pour survivre, pour les uns, ou de la course effrénée à l'argent facile et à la conquète d'un pouvoir largement vacant, pour les autres ; Babylen passe de la première situation à la seconde.
D'employeur en employeur, Tatarski finit par travailler dans les relations publiques et découvre les dessous de la réalité du pouvoir politique.
En parallèle, il "élargit sa conscience" à l'aide de drogues variées : blanche (offerte par son patron, Leonid Azadovski), amanite tue-mouches

(Amanita muscaria, en russe: Мухомор красный) (traditionnellement utilisée par les chamans sibériens) que lui fourni Gireyev, un ami devenu gourou (joué par Sergey Shnurov, bien connu comme leader du groupe punk Leningrad), LSD (parce qu' "
il faut vivre proprement - uniquement du LSD"), en quête initiatique sur les traces du mythe babylonien du mariage sacré avec la déesse Ishtar (réinventé pour l'occasion) grace à un dossier trouvé dans une poubelle intitulé "Tihamat", et en passant par les évocations spirites...
La thématique centrale du film est ainsi la question de l'identité spirituelle de l'homme dans la société de consommation - Insensiblement, ces deux aspects de l'existence du héros, la manipulation des esprits et la réinvention inconsciente d'une religion révélant/dissimulant la réalité du pouvoir (la référence à Feuerbach est explicite), vont fusionner, questionnant la nature de la réalité tant spirituelle et psychique que socio-économique et politique. Images de propagande, visions hallucinatoires, et mises en scènes, médiatiques ou rituelles, vont absorber la réalité, nous laissant devant l'angoissante question: que croire?
D’un générique à l’autre, le film soutient un rythme halletant, les spots publicitaires délirants (et hilarants) alternent brillament avec les hallucinations psychédéliques, les évocations pseudo-mythologico-archéologiques et les scènes de réalité virtuelle ; les personnages sont hauts en couleurs, l'image est très riche et les dialogues très denses, avec beaucoup d'humour dans une satire sociale décapante...
Se revendiquant "le plus russe des américains et le plus américain des russes", le réalisateur russo-américain de ce film, Victor Ginzburg, a réussi à recréer l'ambiance humaine et visuelle du Moscou de l'époque, ce qui a parfois valu à son film d'être présenté en Russie comme une véritable "encyclopédie de la Russie des années 1990" ; cependant il a eu l'occasion d'affirmer, sur un plateau télévisé russe, qu'il ne s'agit pas d'un film sur la Russie des années 1990, mais d'un film à visée universelle, sur le monde d'aujourd'hui. Et il peut en effet sembler d'une actualité brûlante dans le monde occidental de 2020...
Quelques critiques glânées sur Rotten Tomatoes et ailleurs:
Plays like a metaphysical Moscow version of "Mad Men" - on acid.
David Lewis, San Francisco Chronicle
The movie contains enough fresh insanity and inventive visuals to make it an amusing cyberpunk extravaganza for most of its protracted running time.
Sheri Linden, Los Angeles Times
Generation P is worth struggling through, even if it boggles you. In many ways, it's a keyhole into the future of the entire world.
Joshua Rothkopf, Time Out, NY
a frenzied essayistic quality, like Jean-Luc Godard on acid.”
Slant Magazine
A virtuoso "Brazil"-like look at what followed after capitalism won the Cold War.
Variety
Avec mes meilleurs voeux de bonne année.